Lettres du front d'Athanase Poirier: Difference between revisions
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WWI Document Archive > Diaries, Memorials, Personal Reminiscences > Lettres du front d'Athanase Poirier
Présenté et annoté par Claude Léger
East Sandling Camp, Angleterre
Le 4 sept 1915
Mes chers parents,
Avant de partir, je vais vous écrire
encore un mot.
Les nouvelles sont un peu rares par ici.
Inutile de vous parler de la guerre, vous en
connaissez autant que moi. Nous recevons des
nouvelles du front tous les jours: vous lisez
le résumé sur les journaux.
Quant à la vie de soldat, je ne puis
dire grand chose avant d'aller au feu. Mais
ici la vie est agréable. Les deux mois que
nous avons passé ici n'ont pas paru longs.
Les Canadiens de la deuxième division sont
tous ici, ainsi qu'un bataillon de la
première et une grande partie de la
troisième.
Le 2 septembre nous avons subi
l'inspection finale par le roi George V lui-
même et Lord Kitchener. La reine Marie était
ici, ainsi que plusieurs grands personnages,
entre autres le Prince de Galles. C'était un
beau jour. Le Roi et Lord Kitchener ont dit
que c'était la plus belle division qu'ils
n'avaient jamais vue. Honneur aux Canadiens!
Nous devons partir très prochainement pour le
front. Tous les soldats sont contents.
Puissions-nous toujours être aussi
braves!
Je crois que les petites Anglaises vont
s'ennuyer, car elles aiment beaucoup les
Canadiens. Il ne serait pas difficile de se
trouver une femme ici.
Comment êtes-vous tous? est-ce que c'est
ennuyant à Balmoral? Parle-t-on de la guerre
et y a-t-il bien des jeunes gens d'enrôlés?
Jamais auront-ils une meilleure occasion de
montrer au public avec quelle sorte
"d'étoffe" ils sont faits. En Angleterre et
en France on ne regarde pas du tout les
jeunes gens qui sont trop lâches pour la
cause de leur Empire. J'ai reçu une lettre de
Soeur St. Victor contenant des médailles
envoyées par la mère Supérieure pour Etienne
et pour moi.
En terminant, je vous embrasse tous
tendrement, et vous souhaite bien du bonheur.
Ne priez pas pour notre retour, mais priez
pour que nous battions les Allemands. Priez
aussi pour le Roi, l'Empire et la paix du
monde entier. Etienne vous présente ses bons
souhaits.
Au plaisir de vous voir après la guerre.
Votre enfant affectueux.
Athanase.
Note: Athanase Poirier était originaire de Balmoral, Nouveau-Brunswick. Descendant d'une famille Acadienne qui avait séjourné quelques générations dans la région de Rimouski suite à la Déportation, le grand- père d'Athanase était venu réinstaller cette famille en Acadie vers 1880, se faisant fermier à Balmoral. Né en 1891, Athanase grandit sur la ferme familiale avec ses deux frères et cinq soeurs. En avril 1915 il s'enrôla dans le tout nouveau 55e bataillon d'infanterie à Campbellton. Un mois plus tard il fut transféré au 26e bataillon, auquel il manquait quelques hommes pour compléter ses rangs avant de se rendre outremer. Athanase retrouvait ainsi son frère Etienne, qui s'était enrôlé dans le 26e bataillon à Saint- Jean N.-B. en février 1915. Le bataillon de quelque 1100 hommes recrutés au Nouveau- Brunswick quitta Halifax le 15 juin 1915, se rendant en Angleterre où il devait compléter son entraînement. Le bataillon fut affecté à la 5e brigade d'infanterie, qui faisait partie de la 2e division canadienne.
Lettre parue dans L'Acadien, le 2 novembre
1915:East Sandling Camp, Angleterre
le 15 septembre, 1915
Ma chère soeur,
Comme j'étais heureux de recevoir ta
dernière lettre! Elle était si longue! si
intéressante! si encourageante surtout!
j'arrivais d'une longue marche et j'étais
bien fatigué. L'officier d'ordonnance me
donna ma malle, j'avais cinq lettres. Je
reconnu ton écriture immédiatement sur l'une
d'elles et ce fut la première que j'ouvris.
En un instant j'avais brisé le cachet et je
dévorais son contenu. Ceci me valu plus qu'un
bon souper ou un bon repos. L'âme plus
souvent que le corps a besoin de repos.
J'ai lu ta lettre à Etienne, il
m'écoutait avec avidité, et quand j'eus fini,
il était tout en larmes. Des larmes de joie,
tu comprends, de joie anticipée. Nous n'avons
pas peur, nous ne nous ennuyons pas, mais
nous avons tant hâte de vous voir tous.
C'est une excellente idée que tu as eu
de nous envoyer des photographies! Rien de
mieux pour rapprocher les coeurs séparés par
la distance et adoucir notre exil. Maintenant
Anna, si tu voulais bien m'envoyer un
portrait de mon cheval, tu comblerais ma
joie.
Nous sommes très bien ici, bien nourris
et bien couchés. Nous sommes 32 hommes dans
ma "hut"; celle d'Etienne est voisine.
Nous allons à la ville aussi souvent que
nous voulons. J'ai visité Londres, Dover,
Deal, Asford, etc., ainsi que l'Écosse.
Tu me demandes si nous avons de bons
lits. Je vais te les décrire et tu verras
qu'ils sont assez confortables. La couchette
est faite de planches lâches, bien rabotées
et placées sur de petits bancs à peu près dix
pouces de terre. Nous étendons un drap en
caoutchouc, une paillasse bien remplie, une
couverture en laine, un oreiller de paille et
une autre couverture en laine. Lorsqu'il fait
froid, nous avons un "great coat" en khaki
qui sert pour tant de choses que nous ne nous
en séparons jamais. Lorsque nous couchons
dehors pendant une "route march", voici notre
lit: le drap en caoutchouc étendu, notre
tunique sous la tête. Nous avons un bonnet et
un "sweater coat" en laine, chacun se roule
dans sa couverture, et avec le fameux "great
coat" pour couvrelit, nous dormons très
bien.
Ma chère soeur, écris nous souvent, et
toujours de longues lettres comme la
dernière. Elles nous font tant de bien.
Parle-nous de la famille, comment ils sont
tous. Grand-père vit-il encore? Il y a déjà
si longtemps que nous ne l'avons vu. Les
pommiers à Maman ont-il rapporté cette année?
Et son vieux rosier près de la barrière, a-
t'il fleuri? Elle aime tant les fleurs, cette
chère Maman. Dis-lui que nous savons par
coeur toute la prière des agonisants qu'elle
nous a envoyée. Nous la récitons très
souvent, Etienne et moi.
Tu nous parle de l'église. Nous allons à
confesse souvent; il y a deux ou trois
prêtres dans la brigade et nous sommes
obligés, sous peine de punition sévère,
d'aller à la messe à tous les dimanches. Tous
les R.C. prennent leur rang à 9.45hrs, la
fanfare du bataillon se met en tête, et nous
nous dirigeons vers l'endroit où se dit la
messe, sur le terrain du 22e bataillon, de
Québec et de Montréal, tout français.
Tu aimerais venir en Angleterre, dis-tu.
Les gages ne sont pas très bons, et l'ouvrage
dans les bureaux est rare, je crois, car
toutes les jeunes filles par ici sont bien
instruites. Tu trouverais peut-être de
l'emploi dans un hôpital militaire canadien.
Il y en a beaucoup, mais il te faudrait
t'engager au Canada. Il y a un très grand
nombre de Canadiennes dans ces hôpitaux.
J'ai attendu à la fin de ma lettre pour
te dire que nous partons aujourd'hui pour le
feu. Que cela ne m'attriste pas, ma chère
soeur, nous ne faisons que notre devoir
envers l'Empire. Si nous tombons sur le champ
de bataille, ce sera en vrais soldats.
Puissent la foi et la liberté triompher d'un
peuple barbare et irréligieux!!!! Voilà notre
unique ambition.
J'écrirai encore aussitôt que possible
et je t'enverrai quelques souvenirs.
Etienne se joint à moi pour te saluer et
t'embrasser.
Ton frère dévoué pour son Dieu et son
pays.
Athanase
Note: La deuxième division canadienne, près
de 20,000 hommes, fut transportée de nuit en
France des 13 au 17 septembre 1915. Elle se
joindrait à la première division, qui était
sur le front depuis l'hiver précédant, et
avait été durement éprouvée. Les deux
divisions formeraient ensemble un corps
d'armée, sous le haut commandement de la 2e
Armée britannique.
Le 26e bataillon traversa de Folkestone à Boulogne la nuit du 15 septembre. Le lendemain il fut transporté en train les quelques 50 kilomètres jusqu'à Wizernes, dans la région de Saint-Omer, marchant ensuite toute la nuit pour arriver le lendemain à Hazebrouck, une zone de cantonnement à 25 kilomètres du front. Pendant la marche les hommes durent endurer la chaleur de fin d'été, le poids de toute leur équipement, et leurs nouvelles bottes britanniques. Le 28 septembre, le 26e bataillon fit sa première entrée dans les tranchées. Commença alors la routine de 6 jours en ligne, et de 6 jours à l'arrière, en alternance avec le 22e bataillon Canadien-Français.
Lettre parue dans l'Acadien, le 30 novembre
1915:
Dans les tranchées, France,
le 11 oct. 1915
Mes chers et bons parents,
Comme toujours, votre dernière lettre
m'a fait un plaisir immense. Nous sommes
toujours si contents, Etienne et moi, de
recevoir de vos nouvelles, seulement je
trouve vos lettres trop courtes. Cependant,
il faut être raisonnable, vous avez tant à
faire. Je suis heureux d'apprendre que vous
êtes tous biens; nous sommes bien portant,
nous aussi.
La petite fille à Clémentine, Hectarine,
est morte, me dites-vous. Je le regrette
bien, quoique je ne l'aie jamais vu, cette
chère petite. Je m'ennuie plus des enfants de
Clémentine et de ceux de Lazare que de tout
autre. Je prie pour les revoir, pour revoir
ma mère, mon père, et la belle église de
Balmoral.
Ce matin j'ai reçu une lettre du bon
Père Melançon. Quelle joie! Il écrit si bien
ce bon curé! Il est si aimable! si
encourageant!
Quoique je sois dans les tranchées pour la
deuxième fois et que ce matin encore, on nous
apportait la nouvelle qu'un sergent était tué
et un officier blessé dans une autre
compagnie du bataillon, je ne suis pas
découragé. Déjà plusieurs des nôtres reposent
sous la terre lavée de leur sang généreux, et
d'autres moins heureux, peut-être, sont dans
les hôpitaux. Mais, tout cela ne nous rend
pas "down-hearted": le Français a trop de
coeur pour se laisser abattre. Au contraire,
nous sommes plus encouragés que jamais. C'est
si beau de mourir pour sa patrie et d'être
porté en terre vêtu de khaki, avec le "Union
Jack" pour linceul.
Il est huit heures, lundi matin. Presque
tous les soldats dorment, car comme
d'habitude, nous avons veillé toute la nuit.
Les tranchées des Allemands sont à deux cents
verges de nous. Je crois qu'ils dorment tous,
car ils sont bien tranquilles. A un endroit
un peu éloigné, au nord, on entend un bruit
sourd, comme une tempête de tonnerre: c'est
un "duel d'artillerie". Autour de nous, de
temps à autre, un coup de canon retentit; une
aéroplane traverse les lignes de feu. Elle
est très haute, parfois même au-dessus des
nuages. Tiens, voilà que les Allemands
l'attaquent, mais elle ne parait pas les
craindre, et, comme d'habitude, elle
échappera bien. A part cela et une détonation
de carabine, ainsi qu'une balle qui siffle
au-dessus de ma tête, tout semble plus mort
que vivant. Regardant autour de moi, je ne
vois plus qu'abandon, ruine, désolation. Je
suis à la première ligne de feu. Entre les
deux lignes, je vois les ruines d'un édifice
en briques et une tombe où dort un héros.
C'est une petite butte entourée, de quatre
piquets et d'une broche barbelée, ayant à la
tête une planche avec une inscription. Voilà
tout le monument de ce brave. Plus loin, et
aussi loin que l'oeuil peut s'étendre, ce
n'est que maisons, églises et autres édifices
en ruine. Tout, champ de grain, de patates,
de navets, est abandonné, et présente un
aspect capable d'arracher un soupir au coeur
le plus endurci.
J'apprends avec douleur qu'un de mes
amis de Montréal s'est noyé en se baignant.
Cela me fait penser plus sérieusement à mes
amis de là-bas. Tous, bien qu'ils ne sont pas
soldats, sont exposés à une mort certaine. On
la rencontre dans les collisions sur chemin
de fer, dans les accidents de chantier, sur
les "drives", dans les moulins, en un mot,
partout. Oui, c'est encore nous les mieux
partagés. (sic)
Certes, il faut l'avouer, il y à la guerre,
un danger imminent. Nous le savons, et nous
n'avons qu'à nous tenir sur nos gardes contre
les balles, les boulets, la charge à la
bayonnette, le gaz, le "bully-beef", les
"hard tacks", etc. Cela prend tout notre
temps, mais on s'y habitue vite et on devient
indifférent.
J'apprends que .... ....... regrette de
s'être enrôlé. Pourquoi craint-il? Les
Allemands ne sont pas aussi malins qu'on le
pense à Balmoral. Que l'on se tienne la tête
basse et il n'y a pas de danger. Pour ma
part, j'aime bien la vie de soldat. Lorsque
nous sortons des tranchées, nous buvons du
vin Français et mangeons du chocolat de
Suisse. Il fait beau par ici, les tranchées
sont bien sèches. Les nuits sont froides,
mais nous avons de bons habillements.
Bien, je vous quitte à regret. Ecrivez
souvent et longuement. Envoyez-nous des
"snap-shots". Priez pour que je ne revienne
pas avant d'avoir fait ma part. Etienne vous
embrasse. Des baisers à tous.
Athanase
Trois lettres parues dans L'Évangéline, le 12
janvier 1916:Belgique, le 29 oct. 1915.
Mes chers parents,
Hier, nous avons reçu une lettre de
vous, datée du 10 du courant. Comme toujours,
nous sommes heureux d'apprendre que vous êtes
bien. Mais j'ai appris que papa avait été
malade cet été. Vous ne me l'aviez pas dit.
J'espère cependant que ce n'est rien de
sérieux, et qu'il est mieux maintenant. Quant
à nous,nous sommes très bien. Nous n'avons
pas été malades une heure depuis notre
départ. Nous ne trouvons pas la vie trop
dure. Nous avons assez de quoi à manger, de
bons habits, un pardessus en peau de mouton
avec la laine, un autre imperméable, et
enfin, tout ce qui est nécessaire pour le
confort. Ce qui nous fait souffrir le plus
est la rareté de l'eau. Elle est souvent
mauvaise, aussi.
Le garçon de Pierre Roy, de Dalhousie,
est encore ici. Il y est depuis le
commencement de la guerre, et n'est pas
encore blessé. Ned Sergeant, de Campbellton,
est dans un hôpital en Angleterre, depuis
quatre mois. Il y a deux semaines, dans une
bataille qui avait été très chaude, et où
nous avons repoussé les Allemands, nous avons
perdu quelques-uns des nôtres. Parmi les
blessés, nous avons compté notre sergent de
peloton, notre caporal de section, et un
privé de notre section. Un homme de
Campbellton a été tué à mon côté par une
obus. Des éclats m'ont frappé mais m'ont fait
aucun mal.
Il est étonnant de voir comme les
soldats Canadiens se battent avec bravoure et
courage. Ils ne semblent pas tenir à leur
vie: le devoir avant tout. Ils paraissent
toujours heureux. Aussitôt la tempête passée,
ils rient, sifflent et chantent comme s'ils
revenaient d'un pique-nique.
Nous avons vu des soldats Hindous. Je
vous assure que ce sont des hommes. Ils sont
grands et gros.
Narcisse Poirier est dans un autre
bataillon de la brigade. Je l'ai vu l'autre
jour. Il est bien et parait heureux.
Etienne couche et mange avec moi, et se
bat à mes côtés. Il parle souvent de vous et
a hâte de retourner au pays natal. Il est
gros et gras et est toujours comique. Tous
les officiers et les soldats l'aiment
beaucoup.
Avec plaisir de vous revoir bientôt. Nos
affections aux familles en deuil.
Ecrivez souvent, si possible. Votre fils
affectueux,
Athanase
Belgique, le 9 nov., 1915
Ma bien chère soeur,
Quelques lignes seulement. Ta santé est
toujours bonne. J'en suis heureux. Pour ma
part. Je suis bien, mais je ne puis en dire
autant d'Etienne, car, hier, il a été blessé
à la main droite. Il est dans un hôpital dans
les environs. Il sera probablement envoyé en
Angleterre. Voici la manière dont il a été
blessé. Hier était notre dernier jour dans
les tranchées; nous sommes sortis dans la
soirée pour un repos de six jours.
Dernièrement il a plu beaucoup, la pluie
tombant continuellement, jour et nuit. La vie
est devenue très dure: nous sommes dans l'eau
et la boue jusqu'à la ceinture. Les parapets
et les "dug-outs" sont beaucoup endommagés,
et, nécessairement, nous sommes encombrés
d'ouvrage. Bien, à 10 a. m., quelques hommes
transportaient des matériaux à un endroit
appelé par les soldats, K.3. Etienne, un
caporal en charge, et cinq autres soldats
poussaient un petit char sur une "track" en
bois. Ils vinrent à passer à un endroit où
les Allemands pouvaient les voir. La brume
épaisse accoutumée était disparue, l'ennemi
les vit et commença à les bombarder. Une
bombe explosive fut lancée très juste. Quand
ils s'aperçurent qu'ils allaient l'avoir, ils
s'élancèrent pour échapper à une mort
certaine. La bombe frappa le char et le
détruisit complètement, les pièces étant
lancées de tous côtés et très haut dans
l'air. Un éclat blessa le caporal à la tête
et mon frère à la main. Cependant cette
blessure n'est pas sérieuse, il ne perdra pas
la main.
Etienne était aimé par tous les
officiers et les soldats. Il nous amusait
bien. Il est si jovial et moqueur. C'est on
bon et brave soldat.
Nous avons reçu tes paquets. Grand
merci!
Je reprendrai ma lettre ces jours-ci. A
bientôt donc!
Athanase
le 11 nov., 1915
Ma chère soeur,
J'ajoute quelques mots à ma lettre. Je
la donnerai à l'officier d'ordonnance ce
soir. Nous sommes dans les "billets" depuis
deux jours. Nous nous reposons bien. Demain
nous irons prendre un bain à une petite ville
à un mille et demi d'ici. Nous serons payés,
aussi. Nous recevons 25 francs par mois, le
reste de notre salaire va à la banque.
Je n'ai pas revu Etienne depuis qu'il
est blessé. Je crois qu'il se reposera pour
quelque temps. Il continue à pleuvoir un peu,
mais nous sommes heureux et satisfaits.
Nous venons d'avoir un renfort de 80
hommes, afin de remplacer les morts et les
blessés.
C'est un peu ennuyant et j'ai hâte de
revoir le beau pays que j'ai quitté.
Je serais content si tu m'envoyais deux
douzaines d'enveloppes blanches. Nous ne
pouvons nous en procurer ici.
Espérant de te relire bientôt, et te
faisant mille bons souhaits. Je suis, comme
toujours.
Ton frère aimant,
Athanase
Note: Il n'y eut aucune bataille majeure sur le front canadien, qui se trouvait juste en- dessous du Saillant d'Ypres, pendant l'automne 1915. Toutefois, le 13 octobre, le 26e bataillon eut 9 hommes tués et 33 blessés lors d'une petite attaque sur une position allemande dans un cratère d'explosion de mine. Ce fut son baptême du feu. D'autres hommes furent tués ou blessés de temps à autres par des obus ou des grenades allemandes. A partir de la fin octobre les rapports officiels et les lettres de soldats parlent des conditions terribles causées par la pluie continuelle: "... week continuous rain...trenches falling and untenable" (Journal de guerre, 26e batt.) ; "...il nous faut passer de longues nuits, sans couverts, et souvent dans l'eau jusqu'à mi-jambes." (L'Évangéline); "Il n'y avait aucun moyen de s'y soustraire. Les tranchées, qui n'étaient guère que des parapets de sacs de sable, se dissolvaient littéralement. La terre que contenaient les sacs se liquéfiait et en suintait au point que tout s'effondrait. Tous les trous étaient pleins d'eau et, pour empirer la situation, l'ennemi qui se trouvait en terrain plus élevé, prenait plaisir à drainer ses propres tranchées vers le 'no man's land', d'où l'eau venait envahir les tranchées canadiennes" (G.W.L. Nicholson, "Le Corps expéditionnaire canadien 1914-
1919")
Lettre parue dans L'Évangéline, le 26 janvier
1916:
Dans les tranchées, Belgique
le 9 déc., 1915
Mes chers parents,
Comme j'étais heureux, ce soir, lorsque
l'officier d'ordonnance m'a donné une lettre
de vous. Il y avait déjà longtemps, il me
semble, que je n'avais reçu de lettre du cher
Canada. Maintenant je ne puis parler que de
moi, car Etienne n'est plus avec moi, vous
savez. Il est à l'hôpital Duchess Connaught,
en Angleterre, et peut-être retournera-t-il
au Canada. On m'a dit qu'il avait perdu deux
doigts, mais je ne le crois pas. Il a écrit à
notre sergent que son état s'améliorait.
Jusqu'à ce qu'il fut blessé, il mangeait et
couchait avec moi, et se battait à mes côtés.
C'était certainement un brave et était aimé
de tous. Il est si jovial et si comique.
Quant à moi, ma santé est toujours
excellente bien que je sois dans les
tranchées depuis au delà de trois mois, aux
prises avec l'ennemi. Ils ont souvent pointé
leur mitrailleuses sur moi, plusieurs "Jack
Johnsons" ont fait explosion près de moi,
mais, grâce au Maître Suprême, j'ai toujours
échappé sans la moindre égratignure.
Notre lieutenant s'est aperçu que je
connaissait quelque chose en fait de cuisine
et je suis devenu cuisinier pour le peloton.
J'aime cela malgré que les Allemands me
taquinent parfois. Hier, ils ont répandu mon
thé et ont renversé mon steak, mais il fait
chaud pour eux quand je me venge. J'ai été
face à face avec quelques uns d'eux, et, bien
qu'ils passent pour de bons soldats,moi,
pauvre petit recruté canadien, qui, il y a
quelques mois, ne connaissait autre chose que
la forêt et la ferme, je suis sorti vainqueur
plus d'une fois. Le premier que j'ai
rencontré ressemblait à un lion, ses yeux
étaient en feu et sa figure rouge de colère.
Il s'élançait sur moi, murmurant, en son
langage, quelque chose que j'ai pris pour des
jurons. Vraiment, j'ai cru que j'avais soupé
pour la dernière fois. Mais, rassemblant
toutes mes forces et mon courage, je saisis
mon fusil plus solidement, et pensant à mon
roi et au pays que je suis venu défendre, je
recommandai mon âme à Dieu, et, d'une main
ferme et sure, j'enfonçai ma baïonnette dans
le coeur de cet ennemi barbare. Je sentis
l'acier traverser la chair qui dissimulait ce
méchant coeur. C'était horrible. Avec un cri
de douleur et de rage il roula lourdement sur
le sol rougi de sang, et sans perdre un
instant, je me tourne sur un autre, puis sur
un troisième, quand un coup de sifflet
annonça la fin momentaire du combat. En voilà
encore quelques uns qui ne mangeront plus de
"bully-beef" et de "hard tacks".
Ne soyez pas inquiet de moi, mes chers
parents, je me tire bien d'affaire, et je
supporte bien les misères de notre tâche. Il
y en a qui ne peuvent en endurer autant que
moi, et quelques uns trouvent le maniement de
la baïonnette presque au delà de leurs
forces, mais tous font honneur à leur roi et
à leur pays.
Nous avons l'hiver ici maintenant, mais
la température n'est pas rigoureuse. Il y a
une mince couche de neige sur la terre, et
aussi loin que la vue peut s'étendre, les
sommets des collines sont blancs, les plantes
et les arbres, nus. Partout on ne rencontre
que des soldats Français, Anglais, Belges, et
transports militaires de toutes
descriptions.
Noël et le jour de l'An approchent, et
je me demande, si pendant que les amis
laissés en arrière se réjouissent au pays de
rêves et de bonheur, quelques uns d'eux
penseront aux "garçons" des tranchées. Si
tout à coup nous arrivions au milieu d'eux,
ils seraient sans doute, heureux de nous
voir. Mais étant si éloignés, je crains que
nous soyons complètement oubliés. Rappelez-
vous, cependant, que nous luttons et
souffrons pour chaque sujet du vaste Empire,
par conséquent, ceux qui n'ont pas assez de
volonté propre pour nous suivre, ne devraient
pas dédaigner le "soldat en khaki".
L'Angleterre demande des hommes, et
notre paroisse est remplie de jeunes gens
forts qui pourraient venir, mais il leur
manque l'énergie, et, le dirai-je?... le bon
sens. Ils ne comprennent pas leur devoir, et
osent dire que ce ne sont que les "rebuts"
qui viennent se battre et souffrir pour la
Mère Patrie. Ces paroles sont outrageantes
sont impardonnables, et ceux qui les
prononcent ne sont pas seulement lâches mais
dangereux. La vie nous est aussi chère qu'à
eux, et le monde ne nous a jamais rejetés.
Mais nous avons senti que notre roi avait
besoin de nous, et nous avons généreusement
sacrifié notre vie d'aisance pour en épargner
des milliers d'autres. Si les pères et les
mères de certaines familles voyaient le tiers
seulement de ce que nous avons vu, ils ne
parleraient pas ainsi et n'hésiteraient pas à
envoyer leurs fils nous aider dans la défense
de l'Empire, le rétablissement de la paix du
monde entier et le repoussement des Allemands
du sol français, pays qui a vu naître nos
nobles aïeux.
L'espoir renaît parmi nous. Les soldats
sont toujours joyeux. Même pendant que les
Allemands nous bombardent, nous rions,
chantons et continuons notre besogne
routinière.
Nous sommes heureux et bien traités,
nous avons deux coups de rhum chaque jour
dans les tranchées.
Avec l'espoir de vous revoir tous après
cette terrible lutte, et espérant de longues
lettres bientôt.
Je suis comme toujours,
Votre fils affectueux,
Athanase
Extrait d'article de l'Évangéline, le 9
février 1916:D'après une dépêche officielle, le soldat privé, Etienne Poirier, du 26e bataillon, blessé à la main gauche dans les tranchées, en Belgique, fut congédié de l'Hôpital Duchess Connaught, Angleterre, le 11 janvier. Il est actuellement à Shorncliff, Angleterre, avec un régiment en réserve et rejoindra sous peu son bataillon.
Lettre parue dans l'Évangéline, le 8 mars
1916:A mes frères, soldats
Pourquoi, Etienne, étais-tu triste le matin
où nous nous séparions? Pourtant, la
séparation ne devait pas durer, dans quelques
mois nous devions nous réunir sous le vieux
toit paternel. Toi, qui étais d'ordinaire si
gai, si jovial, même à ces moments les plus
amers de la vie, pourquoi, ce matin-là, étais
tu sombre et rêveur? Ma mission d'éducatrice
m'appelait à l'étranger, mais toi, tu restais
au sein de la famille, tu devais occuper deux
places au foyer: tu devais remplir le vide
causé par mon absence. A toi était réservé le
rôle de dissiper le moindre nuage qui fût
assombrir le ciel de nos vieux parents. Donc,
pourquoi ces nuages qui voilaient ton regard
et pourquoi ce mutisme si extraordinaire? Ah!
le pressentiment de l'avenir troublait le
fond de ton âme. Le cruel destin te
choissisait déjà comme sa victime, et, avec
ton ange, disputait ton sort. Tu entendais
leurs voix confuses dans le lointain, et, ne
pouvant rien y comprendre encore, tu devenais
triste et rêveur. Peut-être, aussi,
entendais-tu le clairon retentir des confins
de la France et nos frères s'écrier d'une
voix unanime: "Accourez, vous tous qui êtes
de loyaux patriotes, venez nous aider à
défendre notre liberté, notre honneur, nos
droits, notre foi surtout. Comment pouvez-
vous vous cramponner ainsi à la vie pendant
que nous luttons, contre un peuple barbare et
irréligieux, pour ce que nous avons de plus
cher?"
Ton imagination, ce matin du 17
décembre, 1914, se plongeait dans le vague.
Tu étais inspiré, tu étais soldat sans le
savoir. Ah! je comprends maintenant pourquoi
mon âme tressaillit quand tu me serrais la
main...c'était peut-être notre dernier
entretien, entretien qui disait beaucoup par
son silence.
Depuis ce matin mémorable, tu as connu
des jours bien plus douleureux, bien plus
pénibles. Déjà tu as commencé à verser ton
sang généreux, mais toujours tu as gardé ton
intrépidité, me dit-on. Courage, brave frère,
et ta vaillance aura raison de tes blessures.
Puissent-elles ne laisser qu'un glorieux
souvenir!!
Et toi, Athanase, mon grand ami, le
compagnon de mon enfance, le confident de mes
joies et de mes peines, pourquoi cette
effusion de larmes, pendant, qu'à demi-voix,
j'épanchais mon âme dans la tienne? N'est-ce
pas toi qui me demandais de te parler ainsi?
"Parle-moi comme autrefois," me disais-tu,
"tes paroles me font du bien". Pourquoi donc,
cette émotion inaccoutumée? Ah! toi aussi tu
prévoyais le malheur prochain: la séparation
qui devait durer longtemps, toujours peut-
être. Etienne était parti, l'appel aux armes
se faisait avec plus d'insistance, et toi,
dans le plus intime de ton âme, tu
nourrissais silencieusement l'idée de
t'enrôler parmi les braves. Tu n'osais faire
connaître ton désir, crainte de rencontrer de
l'opposition, mais tu me le soufflas à
l'oreille, et je t'encourageai. Je savais
tout ce qu'un tel pas amenerait de larmes et
de sacrifices d'un côté, de souffrances, de
privations, et de misères de toutes sortes,
de l'autre. Nonobstant, j'admirai ta
générosité, sachant, dans mon âme chrétienne,
que le ciel ne s'achète qu'au prix du
sacrifice.
Après cet entretien affectueux,
sanctifié par les sentiments nobles et sacrés
qui nous inspiraient tous deux, nous nous
séparâmes. Tu es resté fidèle à la voix
intérieure, et, quelques mois après, tu
mettais ton rêve à exécution. Toi qui lisais
avec animation les exploits de Napoléon, tu
as connu la grandeur et la dignité de la vie
militaire, aussi bien que ses misères et ses
dangers; toi qui écoutais avec enthousiasme
le récit du jeune soldat dans "Le Départ", tu
as fait les mêmes adieux déchirants à ce que
le coeur humain a de plus cher et de plus
légitime.
Après avoir combattu et souffert, un
autre sacrifice s'est présenté: celui de te
séparer de ton frère et compagnon, qui, moins
heureux que toi, était blessé gravement. Dieu
seul sait ce que cette séparation a dû te
couter, toi qui, pour suivre ton frère
jusqu'au combat, avais hâté de six mois ton
départ pour le feu. Mais le bon Dieu te
savais capable de supporter ce nouveau
sacrifice: autrement, Il ne te l'aurait pas
envoyé. Vois comme tu Lui es agréable!
En avant, braves frères, la victoire est
à ceux qui luttent vaillamment. Etouffez en
vous tout sentiment personnel; acceptez
aveuglement et avec joie la gloire d'être
employés pour défendre l'Empire et venger
l'innocence massacrée, brutalisée. Qu'il vous
suffise de dire: "l'Angleterre a choisi mon
bras, j'avance contre qui que ce soit." Si
vous tombez sur le champ de bataille, que ce
soit en vrais soldats. C'est un bien digne
sort de mourir pour la patrie: Corneille le
chante dans ses vers. Mais n'oubliez pas que
pour être brave soldat, il faut être vrai
chrétien et se retremper souvent dans la
prière. La prière ennoblit l'âme, elle la
détache du vulgaire et l'élève vers le ciel.
L'âme du soldat surtout doit être grande,
noble, généreuse.
Anna
Upper Balmoral,
N.B., le 5 mars, 1916.
Acadiens tués au Front - Le soldat Athanase Poirier, de Balmoral, Co. Gloucester, s'est fait tuer dans les tranchées. Le soldat Poirier a envoyé plusieurs lettres qui ont été publiées dans L'Évangéline et d'après ses propres récits, il a fait chèrement payer aux Boches, la balle qui l'a finalement terrassé.
Lettre parue dans l'Évangéline, le 11 avril
1917:A la mémoire d'Athanase Poirier.
Tombé sur le champ de bataille, le 27 mars,
1916.
Déjà un an s'est écoulé depuis que le
brave Athanase a vu sa dernière bataille. Sa
mort a été brièvement annoncée sur quelques
journaux, son âme recommandée aux prières des
personnes pieuses, quelques larmes ont
mouillé la paupière de ceux qui l'ont aimé et
voilà qu'il est englouti dans le gouffre du
passé. Aujourd'hui, plus que jamais, on
s'habitue à la mort, à la mort du simple
soldat surtout. C'est qu'il passe sans bruit,
qu'il fait son devoir dans l'ombre. Jamais
les pages de l'histoire nous parleront de ses
exploits, parce que son rang le tient en
arrière, parce qu'il ne commande pas mais
obéit. On érige un monument à la mémoire d'un
grand général, d'un commandant à qui les
soldats ont créé une réputation immortelle,
mais le simple soldat meurt où il tombe et
ses oeuvres sont enterrées avec lui.
Ainsi, lorsque je crois la mémoire
d'Athanase à demi-couverte du voile de
l'oubli, je viens de ma plume remuer ses
cendres et retracer les derniers moments de
sa vie sur le champ de bataille.
C'était à St-Eloi, en Belgique, par un
beau matin de mars. Jamais le soleil ne
s'était levé plus radieux. Une légère brise
purifiait en quelque sorte l'atmosphère
corrompu par l'odeur des cadavres accumulés
sur le sol. Les soldats étaient heureux,
oubliant les horreurs de la veille. Même dans
les tranchées et ne voyant que la mort autour
de soi, on aime à vivre.... vivre pour
épargner d'autres vies, pour ramener sous le
cher drapeau britannique les territoires
envahis par l'ennemi; vivre pour venger les
héros tombés et rétablir une paix permanente
dans l'univers bouleversé.
Depuis quelques semaines Athanase était
cuisinier pour le peloton, plutôt par
obéissance que par goût personnel, car il
préférait manier le fusil. Il se dégoûta vite
de la cuisine, ce n'était pas là le but de
son sacrifice. Il obtient donc de son colonel
la permission de retourner aux tranchées et
partager plus amplement la gloire et le
mérite de ses chers camarades. Grande fut sa
joie lorsqu'il se vit équipé de nouveau, tout
à fait soldat. Il fallait donc une fois
encore mettre sa bravoure à l'oeuvre, faire
preuve du courage qui l'animait, de
l'enthousiasme qui faisait vibrer toutes les
fibres de son âme de soldat. Le vrai
militaire ne craint ni le feu ni la
mitraille, son coeur bat en harmonie avec le
grondement des canons, avec le sifflement des
balles au-dessus de sa tête.
Athanase était donc dans son élément.
Aujourd'hui même on allait faire une attaque,
on le murmurait sourdement à travers les
rangs. Car c'était bien le 27 mars... qui ne
se le rappelle? Nos braves allaient donc, sur
le sol même de la malheureuse Belgique, non!
de la Glorieuse Martyre - prouver une fois de
plus leur loyauté à l'Empire, leur amour
filial pour la belle, la noble France! De
leur sang pur et généreux ils allaient
purifier le sol imprégné du venin de l'ennemi
et ramener la vie dans ce vaste
cimetière.
Sur la première ligne de feu l'agitation
augmentait. On trouvait le combat trop long à
s'engager. Il leur tardait, à ces braves
nôtres, de compter une nouvelle victoire, de
faire un autre pas sur ce terrain qu'ils
étaient venus reconquérir. Dans le tumulte,
et sans s'en rendre compte, Athanase leva la
tête hors des tranchées. C'était déjà fini.
Un boulet le frappa à la tempe et lui enleva
complètement la partie inférieure de la
figure. Il fut tué instantanément, sans une
parole, sans un soupir. Sa carabine, qu'il
avait déchargé tant de fois, tomba chargée à
ses pieds; sa cartouchière, gonflée de
cartouches demeura intacte. Sa carrière
militaire était déjà terminée et a été sans
doute bien remplie.
Lorsque les ténèbres furent descendues
sur la terre et l'eurent comme ensevelie, le
colonel, avec quelques volontaires, se
disposa à enterrer les victimes du feu
ennemi. Soulevant lui-même le cadavre
d'Athanase, on l'entendit murmurer
tristement: "Poirier, tu as fait ton devoir.
Ah! faut-il que nos meilleurs hommes
tombent." Et une larme tomba de sa paupière.
Ces quelques paroles de la bouche de son
commandant suffisent pour nous convaincre
qu'Athanase n'était pas un lâche. Il aimait à
la passion la vie militaire, il ne cessait de
le répéter sur toutes ses lettres. Étant
d'une nature affectueuse et sensible, il
éprouvait souvent de profonds ennuis, mais la
pensée du devoir envers la Patrie dominait en
lui tout autre sentiment. Voici quelques
passages d'une lettre qu'il écrivit à son
curé quelques semaines avant sa mort: "Quand
entendrai-je la voix des cloches de la
magnifique église de Balmoral?... Les
reverrai-je tous ceux que j'aime?... Avec une
patience de soldat j'attends cet heureux
jour, mais il me reste encore beaucoup à
faire... Je m'ennuie et je souffre en
silence, envisageant quand même le devoir
avec un sourire aux lèvres... Ne priez pas
pour mon retour, mais priez pour que nous
remportions la victoire...."
Athanase, ton sang n'a pas été versé en
vain. Tu as souffert et est mort sans avoir
été décoré, mais Dieu, qui regarde ni le rang
ni les honneurs, a reconnu tes sacrifices et
t'en a justement récompensé. Incliné sous le
joug de l'obéissance, tu as accompli ton
devoir en héros, tu t'es érigé au ciel un
monument impérissable. Nous ne pouvons prier
sur ton tombeau, mais dans le plus intime de
nos coeurs ton souvenir vivra toujours.
Anna
Upper Balmoral, N.B., le 27 mars, 1917.
Note: Sans doute la mort d'Athanase Poirier
fut racontée à sa famille par son frère ou
ses camarades. Plus tard il fut dit qu'il
avait été tué à la bataille de Saint-Eloi.
C'est effectivement près de Saint-Eloi et au
tout début de cette bataille qu'il fut tué.
Toutefois son unité n'était pas engagée
directement, se trouvant à environ deux
milles plus au sud au début de la bataille.
Il se passait à l'époque une véritable guerre
souterraine, alors que les deux camps
creusaient des tunnels sous le 'no man's
land' pour faire exploser des mines sous les
tranchées de l'adversaire. Dans le secteur de
Saint-Eloi, au sud d'Ypres et juste au nord
du secteur canadien, les tranchées allemandes
formaient un petit saillant dans la direction
des lignes anglaises, et le haut commandement
britannique avait décidé de l'arracher à
l'ennemi. Il fut décidé que l'attaque serait
menée par les troupes anglaises qui
occupaient alors le secteur, et que le corps
canadien viendrait ensuite relever les
Anglais et occuper le terrain conquis.
A 4h15, le 27 mars 1916, l'artillerie sonna
et six énormes foyers de mines, le fruit de
plusieurs semaines de préparations, sautèrent
sous les lignes allemandes. Les anglais
partirent à l'attaque. Il importait d'occuper
aussitôt que possible les cratères creusées
par les explosions des mines car, dans le
plat paysage des Flandres, les rebords
surélevé de ces cratères devenaient des
positions stratégiques importantes.
L'adversaire, pour sa part, devait rendre ces
positions intenables en les pilonnant avec
son artillerie. C'était une logique
impitoyable. C'est donc autour des six
cratères de Saint-Eloi qu'une lutte acharnée
sévit pendant trois semaines. Le corps
canadien releva les Anglais pendant la nuit
du 3 au 4 avril. Ils luttèrent pour la
position pendant deux semaines, dans la
confusion la plus totale, et des conditions
de terrain qui rendaient le ravitaillement
presque impossible. Ce fut un fiasco. Quand
les canons se turent, vers le 19 avril, le
terrain convoité était de nouveau aux mains
des Allemands et des centaines d'hommes
étaient morts dans des conditions
inimaginables pour nous. Le 26e bataillon ne
fut jamais engagé directement dans cette
bataille, se trouvant toutefois à proximité
de l'action.
Quoique le foyer de bataille se situait à
deux milles au nord, ce matin du 27 mars
1916, les tranchées du 26e bataillon furent
la cible d'un intense bombardement qui tua 8
hommes et en blessa 18, selon le journal de
guerre du bataillon. Un des morts était
Athanase Poirier. Il avait 24 ans.
Etienne Poirier regagna éventuellement son bataillon. Il survécu à la guerre, quoiqu'il fut de nouveau blessé en 1918, et même rapporté mort par des soldats arrivant à Balmoral. Il rentra au Canada avec le 26e bataillon au printemps 1919. Quelques mois plus tard, sa nouvelle épouse anglaise vint l'y rejoindre. Pendant la 2e Guerre mondiale, il s'enrôla de nouveau dans l'armée, et servit comme gardien au port de Saint-Jean, N.-B.
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